Scénariste
José-Luis Munuera, d’après Charles Dickens
Dessinateur
José-Luis Munuera
Coloriste
José-Luis Munuera
Edition
Dargaud
Date de sortie
10 novembre 2022
Elizabeth Scrooge compte, elle aime les chiffres pratiques, ceux qui s’additionnent. Elle possède un coffre-fort à la place du cœur et la solitude pour compagne. Elle n’aime personne et personne ne l’aime. Elle passe, ombre silencieuse dans les rues de la ville, silhouette sans joie ignorant le bonheur. A l’approche de Noël, la bonne humeur comme un zéphyr amoureux envahit les rues et les cœurs dans la ville. Un seul reste hermétique à cette joie, celui d’Elizabeth. C’est avec beaucoup de difficultés qu’elle accorde un jour de congé à son commis pour éviter que les bigots ne jasent. C’est donc le cœur un peu plus joyeux que le pauvre homme rentre à la maison. C’est donc le cœur vide qu’Elizabeth rentre pour une nuit de Noël ordinaire. Ce soir-là, trois esprits, comme une trinité magique, viennent la visiter. Le premier représente les Noëls passés, ceux de l’enfance quand elle espérait encore. Le deuxième, c’est celui du présent, tant de joie et de bonheur portés par ces pauvres petites âmes étouffe Elizabeth. Le dernier est celui de l’ultime tombeau quand les mots ne changeront plus rien. La pièce de la vie sera dite et le cercle bouclé. Est-ce que ces trois esprits porteront l’illumination dans le cœur d’Elizabeth ? Est-ce qu’ils pousseront les chiffres pour raviver la braise d’un feu intérieur ? Nul ne connait la réponse mais Noël est la cour des miracles, je crois !
José-Luis Munuera s’empare du conte noir de Dickens pour lui donner des ailes et changer le personnage de Monsieur Scrooge en Elizabeth. Il ne fait pas que modifier le genre mais nous rappelle combien Un chant de Noël n’a pas pris une ride avec le temps. La critique Maya Philips parle pour nous « Il ne faut pas s’en tenir à Scrooge ; c’est l’histoire d’une société qui fait primer l’argent sur l’humanité, qui est incapable de mettre les plus privilégiés face à leurs responsabilités et qui refuse d’aider les plus vulnérables.” C’est la nôtre. C’est bien ce que fait José-Luis Munuera, nous montrer un autre visage de Scrooge. Il ne fait pas que changer le genre. Il en profite pour parler de la condition de la femme à cette époque. Nous finissons par aimer cette pauvre Elizabeth, victime elle aussi de cette société. C’est un monde que Dickens n’aura de cesse d’explorer, un monde en pleine mutation industrielle. Elizabeth en oublie l’âme de Noël. Ce conte nous rappelle que l’essentiel est invisible au regard. Les vrais honnêtes gens ne sont pas ceux qui comptent mais ceux qui aiment. Ce soir est celui de la rédemption d’une petite fille qui croyait au père Noël. Les trois esprits lui rappellent ce qu’elle a perdu en cours de route avec cette carapace qu’elle s’est forgée.
On ne sait pas, à la fin du récit, si elle deviendra une bonne âme et perdra toutes ces sornettes pour un sourire. Il est certain que la graine est plantée et que le temps fera son œuvre. On peut compter sur les autres pour l’arroser et en prendre soin. Certes, elle ne perd pas le nord et ses bonnes actions ne sont pas sans profit. Ainsi, elle pourra décompter des impôts ses gestes solidaires. C’est peut-être une morte qui retrouve le chemin de la vie. En modernisant, par son angle d’approche, le conte, José-Luis Munuera parle de notre époque à travers celle d’hier. La petite fille rêvait d’un autre avenir, celui des honnêtes gens heureux. C’est aussi la condition de la femme, tout juste bonne à être une bonne épouse, comme le dit son père. Nous comprenons que c’est le monde qui la transforme en chiffres. Plusieurs fois le destin pouvait basculer, revenir en arrière, éclairer l’âme d’une enfant perdue. Que de rendez-vous manqués qui bâtissent une prison que ces trois esprits briseront. Le dessin trace la destinée des personnages, leur donne des couleurs, les fantômes verdâtres se diluent dans le cadre. Ce dernier prend le pouls du récit éclaté en pleine page pour mieux souligner ce cantique. Les couleurs oscillent entre le vert des forêts perdues, le bleu de l’eau courant dans la lande, le brun de la terre où s’accrochent nos cœurs. Il s’éclaire avec la venue des esprits et la joie dans les foyers, feux et soleils d’espérances, ouvrant les portes de lendemains qui changent. L’humanisme de Dickens et de José-Luis Munuera se rencontrent pour écrire un conte qui n’est ni tout n’a fait celui d’hier ni vraiment un conte d’aujourd’hui, peut-être celui de demain.
Patrick Van Langhenhoven