Scénariste
Jeff Lemire
Déssinateur
Dustin NGuyen
Coloriste
Dustin NGuyen
Edition
Urban Comics
Date de sortie
7/04/2023
La nuit vient de tomber. Silencieuse, elle étouffe les bruits, ouvre les bras au silence. Ils sont les enfants perdus sans un Peter Pan pour les guider. Leur île déserte est une ville abandonnée, oubliée depuis longtemps, interdite aux vivants marchant sous le soleil. Il existe dans leur mémoire un jour où tout a changé. Un ancien croise leur route, à Hiroshima, la famine, la solitude, quand la mort était leur seule porte de sortie. Les anciens leur offrent l’éternité mais interdiction de quitter la ville comme dans un conte maudit. Ils sont huit. Romie est la première, elle dessine sur les murs le temps d’avant, le rêve de demain. Elle se retranche dans le silence pour tenter d’oublier. Yui aime les bibliothèques, entasse les livres, peut-être pour ne pas oublier hier.
Elle aime Lucas qui compose des chansons qu’ils ne chantent qu’une fois. Celles-ci reviennent pour ne pas mourir, pour ne pas être abandonné comme ces enfants. Les deux jumeaux s’amusent en se lançant des défis improbables avec la mort qui n’en veut pas. Billy, Bats et Vickie complètent la bande, se nourrissant de rats emprisonnés dans la ville perdue. Ils sont l’innocence sacrifiée que les anciens pensaient sauver de la mort. Ils ignoraient qu’ils leur offraient une malédiction en cadeau. Puis ils sont partis. Ils leur ont dit d’attendre leur retour et de ne jamais, non jamais, quitter la ville. C’est la nuit du changement. Il vient de l’extérieur par un homme blessé. Billy est le premier à transgresser la règle et découvrir un autre pouvoir, une nouvelle vie. Une jeune fille cherche son père, ignorant qu’il n’est déjà plus qu’un souvenir. Romie, Yui, et Lucas la protégeront des autres qui viennent de quitter l’innocence pour l’abîme.
Jeff Lemire et Dustin Nguyen s’emparent du mythe des vampires pour le porter bien loin de Dracula et sa quête d’un amour impossible. Ils abordent la perte de l’innocence, l’enfance perdue, l’éternité, la transgression, la solitude et le chaos. Leur monde résulte d’une catastrophe que nous connaitrons plus tard. Les clans des vivants savent qu’il ne faut pas s’approcher de la ville. Les enfants ont l’interdiction de sortir de celle-ci. La transgression ouvre la porte à un avenir différent. Tant que chacun vivait dans son coin, le monde se portait bien. Billy est le premier à découvrir qu’en brisant la règle primordiale, il n’est pas puni. Au contraire, il découvre une nouvelle identité, mais celle-ci demande de briser tous les tabous et de sortir de la ville. L’innocence n’est jamais éternelle.
Il existe un moment où nous quittons son giron pour nous confronter à l’inconnu. Dépasser le feu de camp pour entrer dans la nuit, quitter la ville pour le monde bien plus vaste. L’éternité devient pesante, un boulet accroché au pied pour ces fantômes se nourrissant de sang. Il existe une bien meilleure nourriture que les rats, métaphore marquant la fin de l’innocence pour le pays des adultes. On ne peut arrêter le temps et il vient un moment où il faut quitter le jardin de l’enfance. Chaque enfant occupe son temps comme il le peut. Les jumeaux jouent avec la mort, Romie dessine des fresques qui s’effaceront sous le poids des éléments, la pluie, le vent, etc. Yui et Lucas tentent de vivre un amour impossible.
Les autres finissent par se lasser de cette répétition sans fin. Dehors, une petite fille leur rappelle un temps lointain, celui où ils étaient mortels. Le chaos représente cette confusion, cette quête d’identité de l’adolescence, pour les enfants vampires et la jeune fille. Sur tout cela plane le changement, la mutation qui fait de vous un monstre pour les autres. Jeff Lemire écrit un récit empreint du gothique romantique des anciens et de poésie. Les mots dansent sur les décombres et les forêts. Dustin Nguyen utilise toutes les gammes de la bande dessinée en prenant des sentiers marginaux. C’est d’abord le noir et blanc, avec quelques touches de rouge pour une histoire qui, très vite, dépasse les notions d’innocence et de perversité, de bien et de mal.
Les tons gris et blancs s’harmonisent, se côtoient à la marge, s’épousent, s’entremêlent pour donner vie à un conte. Les cases s’émancipent du rituel classique pour s’offrir le berceau de la pleine page, se tordre, revenir à des formes plus conventionnelles pour les briser. Le mouvement, les formes des corps participent de la même mystique, visages en gros plan, ruines, forêts, plans plus larges pour capturer l’ensemble, souvent au bord du vide, prêts à basculer vers l’ailleurs. Ce premier album de Little Monsters chez Urban Comics est une bonne surprise et affirme une collection Urban Indies qui n’a pas fini de nous étonner.
Patrick Van Langhenhoven